Nouvelle route de la soie : de la poudre aux yeux ?

René Cagnat et Paul-Henri Ravier, éminents spécialistes de l’Asie centrale, nous envoient cet article passionnant qui fait le point sur la fameuse route de la soie promue par la Chine  : qui n’en a pas entendu parler ? Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : merci à eux de le démontrer pour La Vigie. JDOK

A Astana, la capitale kazakhe, le président Xi Jinping, qui venait à peine de renforcer son pouvoir en Chine, a lancé, le 7 septembre 2013, le concept de « nouvelle route de la soie (NRS) »[1]. Depuis, « l’oncle Xi » a tout fait pour promouvoir son « rêve chinois » d’une liaison terrestre  « commerciale » entre l’Asie orientale et l’Europe, à savoir par exemple :

  • l’accueil en personne qu’il assure le 30 mars 2014 à Duisbourg, à la veille d’une visite officielle en RFA, du premier train de conteneurs en provenance de Chongqing après plus de 10 000 km parcourus en 15 jours au lieu des 45,  voire plus, nécessités par  la voie océanique.
  • la création à Shanghai, dès octobre 2014, de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) financée pour moitié par la Chine et dotée à ses débuts de 100 milliards de $. Elle suscite, tout de suite,  un intérêt considérable : 128 pays y souscrivent malgré l’opposition des Etats-Unis.
  • fin 2015 à Pékin, un sommet de deux jours est consacré à la NRS. Près de 100 pays y participent. Il se confirme alors que ce projet commercial –le plus important qu’on ait jamais vu- concerne 68 pays, regroupe en Asie, Europe et Afrique 4,4 milliards d’êtres humains et représente 40% du PIB mondial. Mille milliards de $ devraient être consacrés à cette entreprise gigantesque jusqu’à sa réalisation complète prévue en 2049 pour le centenaire de la Révolution chinoise.

En cette période initiale, pour les premières réflexions comme pour les premiers travaux, l’accent semble être mis sur « la route », ferroviaire et routière, en pleine création. Pendant ce temps-là, la « ceinture », plus poétiquement appelée « collier de perles[2] » – c’est-à-dire la partie maritime du projet – se contente de fonctionner à plein, en lieu et place d’une « route » quasi-inexistante.

On constatera en effet, ci-après, que « la route » tant vantée, tant évoquée ne représente, pour l’instant -et probablement pour longtemps- qu’un pourcentage négligeable du commerce eurasiatique. Ce phénomène, forcément connu des décideurs notamment chinois, n’est pas sans remettre en cause la finalité de la nouvelle route terrestre. Serait-elle, en définitive, plus militaire et stratégique qu’économique et commerciale ? Serait-elle orientée à terme vers la prise de contrôle progressive par les Chinois de régions entières, à commencer par les pays enclavés de l’Asie centrale ?

Comparaison du commerce maritime et du commerce terrestre de la NRS   

Alors que « le collier de perles » est en pleine activité et connaît, depuis des années, un développement constant, les voies ferrées et routières se limitent, pour l’essentiel, au « pont terrestre eurasiatique » (point 2 de la carte ) où figurent encore et pour longtemps, notamment en territoires kazakh et russe, nombre de goulets d’étranglement: portions d’itinéraire ferroviaire à voie unique, deux stations de changement d’écartement, passages de frontières,  etc.

Rien de cela sur la voie maritime : une soixantaine de porte-conteneurs appartenant aux cinq ou six premiers armateurs mondiaux assurent une noria permanente de Hambourg à Pusan en Corée du sud en passant par tous les plus grands ports de Chine au rythme de quatre rotations par an.

Les Chinois, pourtant, qui essayent de gagner des délais sur la voie terrestre, d’en diminuer les coûts, de multiplier l’emport, semblent vouloir prouver que cette voie terrestre peut rivaliser, en rentabilité, avec la voie maritime. En fait, cela ne peut intervenir que pour la livraison rapide de matériels peu pondéreux et chers (genre notebooks) : 15 à 20 jours au lieu d’une quarantaine au minimum par bateau. S’il est vrai que ce genre de fournitures devrait fortement augmenter dans les années qui viennent, il demeurera pourtant marginal.

Quant au reste, la voie ferrée ne tient pas la comparaison avec la voie maritime : elle coûte plus cher, elle est plus vulnérable aux conditions climatiques, elle a peu de clients dans le sens Europe-Chine et, surtout, l’emport des navires porte-conteneurs actuels dépasse dans d’énormes proportions et dépassera de plus en plus celui des trains de conteneurs.

Un seul porte-conteneur standard actuel, sur la ligne Asie-Europe, emporte en gros 8000 conteneurs[3] de 12m. de long (c’est-à-dire 40 pieds). Si on les met bout à bout sur une voie ferrée, cela fait 8000x12m., soit 96 km. En tenant compte de l’espace entre deux wagons on obtient au moins un tiers de plus, soit 125 Km.

La longueur des convois de marchandises étant limitée en Europe à 1 km[4], il faudrait donc 125 trains d’un km de long pour remplacer notre porte-conteneur standard.

Comme il a été dit ci-dessus, dès lors qu’une soixantaine de porte-conteneurs font une noria ininterrompue de Hambourg à la Corée du sud au fil de quatre rotations par an, il faudrait donc, de Rotterdam à Lianyugang, 125 X 60 X 4 = 30 000 trains par an (c’est-à-dire 83 par jour, tous les jours de l’année) pour se substituer à la voie maritime sur une ligne de 11 000 km avec trois écartements successifs, 2 stations de changement d’écartement et sept pays ayant des procédures et des signalisations différentes !

Cette voie ferroviaire la voici en 2015, en territoire kazakh, dans la steppe de Dzoungarie à 100 km environ à l’ouest du port sec de Khorgos situé à la frontière sino-kazakhe. Elle comporte une voie unique, rénovée, en parfait état, certes, mais qui ne peut supporter un encombrement supérieur à quelques convois par jour. Si l’on tient compte maintenant des difficultés climatiques, qui limitent la disponibilité à 300 jours au mieux par an,  le total annuel des convois tombe à 1000-1500, soit une capacité d’emport de 3 à 5% du tonnage transporté par mer.

Pont terrestre eurasiatique ferroviaire en 2015 au Kazakhstan à cent km à l’ouest de Khorgos

Les Chinois ont certainement fait ce calcul, Russes et Américains aussi : les uns et les autres sont au courant des limites du ferroviaire[5].

 Quant à la voie routière, les meilleures autoroutes, même démultipliées, et des dizaines de milliers de camions porte-conteneurs ne permettront pas de dépasser- à un prix presque prohibitif – les 10% du tonnage actuellement transporté. Au sujet de ces routes (VR), le même calcul que le précédent, qui vient d’être consacré aux voies ferrées (VF) par rapport à la voie maritime, peut être effectué.  Si élevée que soit la qualité des autoroutes édifiées par les Chinois, le résultat est aussi insignifiant.

2016 Autoroute Khorgos, Almaty, Tchimkent (Kazakhstan), construite par les Chinois, à son embranchement vers Bichkek (Kyrgyzstan)

Le corridor sino-pakistanais de Kachgar à Gwadar (cf carte), auquel sera alloué 49,5 milliards de $ pour la création d’une route et d’une VF, présente les mêmes limitations. En dehors du fait qu’il va représenter un travail de titan afin d’assurer la traversée de la chaîne du Karakoram[6], le trajet de la mer d’Oman au Xinjiang pour des conteneurs ou des tankers de pétrole sera aussi dispendieux par voie terrestre que par voie maritime malgré l’énorme détour emprunté par cette dernière : le corridor Chine-Pakistan, dont la signification est surtout politique, n’aura de sens qu’en cas de blocage de la voie maritime.

Il existe donc un problème de crédibilité commerciale des routes terrestres de la soie (VF et VR) par rapport à la voie maritime qui remet en cause tout le bien-fondé économique de ces routes. La création par les Chinois d’une route ou d’une voie ferrée doublant la voie maritime dans un but commercial ne paraît pas rentable : jamais la voie terrestre sur le plan du fret ne pourra rivaliser avec la voie maritime. Elle sera tout juste une voie d’appoint pour des marchés de niche. A l’évidence, les belles autoroutes chinoises ne sont pas seulement créées dans un but économique et commercial finalement secondaire. Après avoir vivifié, de Xi’an à Kachgar, le Far west chinois, elles seraient surtout édifiées en vue d’une prise de contrôle progressive -économique, puis militaire et stratégique-  dans un avenir indéterminé, des régions continentales enclavées, notamment en Asie centrale.

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Point de situation actuel

Le processus serait  entamé au Tadjikistan, limitrophe de la Chine, qui est déjà très endetté à l’égard de Pékin et a été probablement infiltré, ces dernières années, par « une colonie chinoise » d’au moins 100 000 individus (1,3% de la population), venue de Chine, faite de spécialistes (constructeurs, démarcheurs, ouvriers, paysans, etc.), de marchands, de transfuges illégaux restés sur place et même de spécialistes militaires : on signale à Chaïmak, dans le Gorno-Badakhchan ou Pamir tadjik, une installation de surveillance et d’intervention sino-tadjike destinée à neutraliser les infiltrations au Xinjiang de djihadistes ouighours de retour de Syrie. Dans cette même région, la puissance des « autorités »  locales, plus ou moins mafieuses, qui pourraient se dresser contre le gouvernement de Douchanbé, fournirait une occasion de pénétration accrue à Pékin[7]. Le pouvoir chinois pratique d’ailleurs la « stratégie feutrée » du soft power par des dons de nourriture et de vêtements à une population en général démunie qu’il s’agit d’apprivoiser.  Les  200 000 Pamiri indo-iraniens et de foi musulmane ismaëlienne nazirite –celle des adeptes de l’Aga khan- constitueraient cependant un frein car, par tradition, ils sont favorables aux Russes.

Au Kyrgyzstan voisin, l’endettement est moindre –au moins pour l’instant- Mais la colonie chinoise, renforcée par les Dounganes – musulmans chinois réfugiés dans la contrée depuis plus d’un siècle-atteindrait déjà 3% de la population (240 000). Les Kyrgyzs étant assez hostiles à la Chine, le bruit court chez eux que les Chinois nouveaux venus, encore peu contrôlés, seraient incités par des primes de leur pays d’origine à se marier à des femmes kyrgyzes et, ainsi, à faire souche…En tout cas, l’animosité ambiante vient d’être illustrée, ce 11 avril, dans la mine d’or chinoise de Makmal où les craintes écologiques et les plaintes de la population n’avaient pas été prises en compte. Une foule surexcitée d’un millier de Kyrgyzs – ce qui est considérable dans la région désertique centrale de Kazarman – a pris d’assaut, détruit et incendié  l’immeuble administratif, les installations et le matériel figurant sur le carreau de la mine. Pékin a protesté tout de suite en déclarant que ce type de réaction, qui n’est pas le premier en son genre, n’est pas fait pour favoriser l’investissement dans le pays.

Troisième pays d’Asie centrale à posséder une frontière avec la Chine, le Kazakhstan est très favorable, au niveau de ses élites, au projet de la NRS. Le président Nazarbaev entend  faire de son pays « la plaque tournante » de la Nouvelle route de la soie. A l’image de son peuple, il n’en est pas moins très vigilant quant aux ambitions de la Chine : le Kazakhstan ne sera pas un pays de tout repos pour les « Célestes » ! A preuve le chef actuel des services spéciaux kazakhs et ancien Premier ministre, Mr Massimov :  d’ethnie ouighoure et parlant chinois,  il est parfaitement au fait des ambitions du grand voisin.

Le Turkménistan, dont plus de la moitié de l’énorme production gazière est exportée vers la Chine,   est économiquement, déjà, entre les mains de Pékin. Mais la population perçoit mal l’emprise considérable de la Chine  car elle n’a pas de frontière avec elle. En  tenant à être remboursé ponctuellement pour les deux gazoducs géants consacrés au transfert vers le Xinjiang, les Chinois n’en   imposent pas moins à la société turkmène une situation de semi-crise qui les rend impopulaires.

 L’Ouzbékistan, soigneusement tenu à l’écart de la Chine par le défunt dictateur Islam Karimov, est le seul pays d’Asie centrale à échapper, pour l’instant, à toute influence chinoise. Il se contente de  percevoir des royalties pour le passage des gazoducs sino-turkmènes par son territoire. Le président Mirzoieieev, dont le pays n’est pas limitrophe de  la Chine, semble avoir les moyens de maintenir le « containment » des Chinois

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Le jeu triangulaire

Depuis son rapprochement avec la Russie, la Chine observe une grande prudence  à son égard, notamment en Asie centrale : pour l’instant ; le « très grand jeu » entre ces deux puissances y a nom « coopération »[9]. La Russie conserve dans la zone son influence militaire et une certaine emprise énergétique tout en acceptant une pénétration chinoise évidente et universelle. Mais cela durera-t-il face à la progression constante de la puissance chinoise ? La Russie, sur place, aussi bien que, de loin, l’Amérique ne pourront admettre à la longue cette prise de contrôle qui témoignerait d’un succès décisif de Pékin dans la course à l’hégémonie.

Un point fort pour la Russie face à la Chine sera l’appui au moins partiel des divers peuples centre-asiatiques alertés depuis des décennies par le sort peu enviable de la majorité turcophone (Ouighours, Kazakhs, etc) du Xinjiang. Quant aux Etats-Unis, ils seront en mesure de réagir s’ils sont encore présents en Afghanistan, sinon… il leur faudra recourir à l’alliance russe !

René Cagnat : Saint-cyrien, russisant,  docteur en sciences politiques, est écrivain et spécialiste de l’Asie centrale.

Paul-Henri Ravier : conseiller maitre honoraire à la Cour des Comptes, ancien directeur général adjoint de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

[1] En chinois yichiyilu, une ceinture une route, expression popularisée par le sigle anglais O.B.O.R. One belt one road, belt pour la voie océanique, road pour la route terrestre (ferroviaire ou routière).

[2] Une pour chaque port, cf carte .

[3] Les prochains navires porte-conteneurs sont prévus pour 12000 conteneurs et pourront encore passer par le canal de Suez.

[4] 750 m. en France.

[5] Ces limites sont encore restreintes par le fait que, sur les lignes eurasiatiques, à la différence des lignes nord-américaines, il est impossible de poser sur un wagon deux conteneurs l’un sur l’autre.

[6] Le col actuellement pratiqué de Koundjerab est à 4693 m.

[7]Cf Rivals for Authority in Tajikistan’s Gorno-Badakhshan, on March 14.

[8] Cf l’article de  Stratfor publié le 19.6.2018 par le Times of Central Asia.

[9] Cf l’article de  Stratfor publié le 19.6.2018 par le Times of Central Asia.

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